Comment raconter la guerre
Sur les écrans ce mercredi 13 novembre, le film du documentariste Jean-Gabriel Périot, Se souvenir d'une ville. Il est le fruit d'un long processus de documentation, de recueil de témoignages, visuels et d'entretiens, de fréquents voyages à Sarajevo, ville dont le siège de quatre ans (le plus long de l'histoire contemporaine nous disent les manuels d'histoire), reste une tache de honte au front de l'Europe. C'est le regard d'un cinéaste et un regard de cinéma sur la guerre. Pourquoi et comment la raconter ?
Ce sont des images, des récits et témoignages d'une séquence de la guerre en ex-Yougoslavie, mais le contexte historique, politique du conflit n'est pas abordé dans le film de Jean-Gabriel Périot. Ce n'est pas un film destiné à documenter la guerre en ex-Yougoslavie au sens journalistique du terme, mais le récit croisé de jeunes hommes, des alter ego du cinéaste, également cinéastes eux-mêmes (amateurs alors), témoins et acteurs forcés d'une guerre dans leur ville, Sarajevo, dont le nom n'apparaît pas dans le titre. Ils s'appellent Nedim Alikadić, Smail Kapetanović, Dino Mustafić, Nebojša Šerić-Shoba et Srđan Vuletić. On a souvent présenté la guerre en ex-Yougoslavie comme une guerre de religion. Là, les confessions et le passé des uns et des autres ne sont pas identifiés. Ce qui importe, c'est comment ils ont vécu cette séquence, et ce qu'ils en ont fait d'un point de vue cinématographique.
Dans la ville assiégée
La première partie du film de Jean-Gabriel Périot propose un montage des images tournées dans la ville de Sarajevo assiégée, de 1992 à 1996, par ces cinq jeunes cinéastes. Les images sont parfois bougées, floues, parfois montées avec de la musique, voire avec un commentaire en voix off lorsqu'elles ont été diffusées à l'époque par une chaîne de télévision en Bosnie-Herzégovine, pour illustrer le conflit. On peut ainsi voir – ce sont les premiers plans – les tirs d'armes lourdes sur les immeubles de la ville, filmés de l'appartement de Nedim, l'un des jeunes cinéastes. Nous sommes alors en avril 1992, au début du siège. On peut aussi voir une séquence filmée dans un autobus attaqué par des snipers : un long plan séquence dans le bus, le sang sur le sol, une fillette qui pleure, une femme qui s'insurge de la présence de la caméra, un homme au contraire qui insiste : si, il faut filmer (sous-entendu, filmer pour témoigner).
Certains de ces jeunes cinéastes se mettent aussi en scène comme Srdan Vuletić qui donnera un coup de main dans l'hôpital de Sarajevo (où il met au four les membres amputés), ou Shoba qui simule son suicide avant d'être appelé par un homme (son père ?) pour battre le tapis sur la musique de 2001 Odyssée de l'espace, le film culte de Stanley Kubrick. Une parodie de la séquence dans laquelle le singe, futur humanoïde, découvre l'outil. Comment la guerre ramène l'homme à l'état de primate, un grinçant raccourci qui fait rire Shoba, lorsqu'il revoit, trente ans après, ses propres images sur une tablette que lui tend Jean-Gabriel Périot. L'ironie et le sarcasme font partie de notre culture, ironise celui qui est devenu plasticien.
Séquence décryptage
La deuxième partie du film, et la plus longue, est composée uniquement des interviews, dans leur langue, des cinq cinéastes dont les extraits des films ont été sélectionnés. On les voit, d'abord en plan large, entourés de la petite équipe du film de Jean-Gabriel Périot, réalisateur, cameraman, preneur de son, réalisateur, assistant et scripte. Un dispositif astucieux puisque ce film est un regard de cinéma sur des cinéastes. Ils reviennent sur les lieux qu'ils ont filmés et racontent ce qu'ils faisaient quand la guerre a éclaté, ce qu'elle a changé dans leur vie, et pourquoi et comment ils ont décidé de la documenter, en regardant leurs images sur la tablette. Un dispositif qui permet aussi de capter l'émotion de ces cinéastes en revoyant leurs propres images et en se remémorant leur tournage.
Des films bricolés avec du matériel qu'on se procure au troc : une caméra contre un kilo de sucre ; un synthé pour la musique contre un pistolet, sauf qu'il n'y a pas d'électricité... Et il faut parfois effacer les images faute de suffisamment de cassettes. Mais certains ont filmé de façon professionnelle parce qu'ils ont été, tout en combattant, recrutés par le service cinématographique de l'armée.
Filmer pour témoigner
C'est le cas de Smail qui revient sur le plan séquence dans le bus après son mitraillage : il raconte avoir filmé à dessein sans coupe pour ne pas être accusé de truquer les images, parce que la guerre et les images sont l'occasion de beaucoup de mensonges et de désinformation, rappelle-t-il. Pour lui, il fallait informer, interpeler l'Europe sur ce qui se passait dans sa ville. Pour Srdan Vuletić au contraire, le documentaire met trop à distance l'événement tandis qu'une dramatisation, une mise en récit le rend plus sensible et fait mieux passer l'intention du cinéaste. « Tout film est une construction, mais le sentiment d'abandon que j'ai eu ne peut pas être mis en scène », souligne Srdan. Le sentiment d'abandon de la communauté internationale, de l'Europe en particulier, revient en boucle dans leurs récits. « Le monde nous nourrissait à la petite cuillère, juste assez pour qu'on ne meurt pas de faim », tacle un autre.
La peur, tous en parlent ; il y a l'ennui aussi, la faim et bien sûr la mort. Parfois les images sont tellement insoutenables que le cinéaste peut décider de les détruire, c'est ce que raconte Nedim Alikadić. Il a filmé des corps déchiquetés après un tir et a décidé de ne pas les garder malgré des avis contraires. Des images filmées façon documentaire TV, raconte-t-il : un plan large d'ensemble, puis resserrer sur les corps... deux à trois minutes de rush... finalement effacés. « Je les ai effacées de la cassette, mais pas de ma mémoire ». Il est des choses irracontables et donc peut-être « infilmables ».
Le besoin de magie persiste malgré la guerre
Filmer pour raconter, filmer aussi parce que « quand on est civilisé, on ne peut survivre sans art et sans culture », défend Srdan. Pour rester debout, « on a besoin d'une forme de magie, de se détacher de sa propre réalité ». C'est ainsi qu'un ciné-club semi-clandestin va fonctionner pendant la guerre, dans une cave avec une entrée dérobée pour éviter les tirs des snipers. Parce qu'à Sarajevo, avant la guerre, les gens allaient au cinéma. De même, beaucoup d'images sont tournées dans le quartier de Dobrinja. « Un quartier dans lequel il y avait beaucoup de fêtes, de musiques », raconte Smail sur ses images d'un concert dans un abri antiatomique. On y voit de grandes tablées de jeunes gens, des couples qui dansent, un petit orchestre et tous reprennent en chœur la chanson du groupe. Smail a créé une chaîne YouTube pour documenter l'histoire du martyr de Dobrinja (Dobrinja en temps de guerre), où l'on enterrait les morts dans les pelouses entre les immeubles en raison du blocus.
« Danser, c'est vivre, faire des films, c'est vivre »
« Il y a de l'optimisme dans chacun de ces films, conclut Srdan. Ce qui est optimiste dans le cinéma, comme dans tout art, c'est qu'il permet d'avancer dans la vie, de régler nos problèmes ». C'est l'espoir qui leur a permis de tenir, l'espoir que toute cette horreur se termine et l'espoir inhérent à leur jeunesse. « On expérimentait toujours quand on filmait, on ne s'ennuyait jamais... je regrette de ne pas avoir gardé toutes les images, on n'en prenait pas soin à l'époque, on ne savait pas si on allait survivre ou pas... », raconte Shoba. Ces films traduisent la force de vie et d’espérance de leurs auteurs, selon Jean-Gabriel Périot. « Danser c'est vivre, faire des films, c'est vivre », expliquait-il lors de la présentation du film à Rennes, à l'invitation de l'association Clair Obscur, organisatrice du festival Travelling. « Je pense que ces films d'il y a trente ans, représentent une forme d'apothéose de la vie et rendent compte de notre combat pour survivre en ces temps si difficiles, grâce à l'espoir. L'espoir était vital pour nous. Il l'est toujours », reconnaît Dino Mustafić.
La matière historique est une pâte que Jean-Gabriel Périot aime à travailler. On se souvient de son premier documentaire, Une jeunesse allemande. Avant de filmer, il fait un long travail documentaire préalable, de lecture, de recherche dans les archives. « Travailler l’Histoire permet de la réactiver au présent, de la faire résonner avec les événements contemporains aux spectatrices et aux spectateurs. Il est par exemple impossible, en voyant aujourd’hui ces images du siège de Sarajevo, de ne pas se projeter à Gaza, en Ukraine ou dans toute guerre asymétrique contemporaine. »
On peut tout réparer sauf les gens... Nebojša Šerić-Shoba a enterré symboliquement sa caméra pour commencer une nouvelle vie. Les immeubles mitraillés de Sarajevo et ses jardins ont pensé leurs plaies, les arbres de la ligne de front ont retrouvé le printemps. On devine cependant en creux que l'heure n'est pas à l'optimisme quant à l'avenir. La guerre est simplement « gelée », selon Jean-Gabriel Périot. Certains doutent, à la lumière des récentes évolutions politiques, de revivre de semblables séquences. « La guerre perdure, répond en écho Nedim. La paix, telle qu'on la voit au cinéma, n'existe pas. »
Isabelle le Gonidec
RFI
13 novembre 2024